EXPOSITION
Une exposition présentée par Pierre Passebon et Antonine Catzéflis
BOIS SACRÉS
par Marc Donnadieu
Face aux oeuvres de Yoann Estevenin, j’ai souvent pensé à cet adage de René Char, provenant de « Rougeur des matinaux » : « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront. » On pourrait facilement croire que chez cet artiste tout n’est qu’illusions, pays des merveilles et autres fabuloseries. Cela est parfaitement exact, bien sûr. Mais retournons la chose comme on retourne son gant, de retour de soirée, la nuit tombée, dans le secret d’une alcôve. S’y libère d’un seul coup tout ce qui a été vécu juste précédemment : dernières notes musicales, gouttes d’élixirs capiteux, fragrances enivrantes, baisers furtifs ou appuyés, brillances des regards, bribes de conversations, poussières d’espoirs invaincus, ultimes pensées. Ce que nous chuchotent les oeuvres d’Estevenin, c’est justement cette réalité souveraine de la nuit, cette vérité imparable issue de l’incarnation inattendue de nos désirs et de nos espérances. Là, tapi au creux de cette réalité et de cette vérité-là, vous ne trouverez aucune différence en la vie et le rêve, l’ordinaire et l’extraordinaire. Tout n’y est qu’un seul et même voyage, qu’une seul et même récit, qu’une seule et même dérive au fil du fleuve du temps.
On dit que Placidas, général romain, lors d’un partie de chasse, fut bouleversé par l’arrivée inopinée d’un cerf blanc portant entre ses bois une croix irradiante tandis qu’une voix l’apostrophait : « Jusqu’à quand poursuivras-tu les bêtes dans les forêts ? Jusqu’à quand cette passion te fera-t-elle oublier le salut de ton âme ? » Il se convertit alors au Christianisme et prit le nom d’Eustathios/Eustathe – Eustache dans notre langue. Les oeuvres de Yoann Estevenin sont de cet ordre : à l’instar d’apparitions singulières, elles quittent les murs où elles sont précisément accrochées, les socles sur lesquels elles sont patiemment disposées ou les feuilles de papier sur lesquelles elles sont précieusement dessinées afin de venir vers nous de toutes leurs forces et leurs éclats pour mieux nous délivrer quelques paroles secrètes qui brillent dans l’obscurité du monde comme autant de lucioles dans le ciel.
Aussi chacun des « personnanimaux » peints, sculptés, forgés de Yoann Estevenin, au coeur de leur « Cosmic Garden » ou de leur « Wonder Wood » nous apparaît tout à la fois comme parfaitement ténébreux et énigmatiques et comme familiers et intimes, du « Young Pipe Smoker » au « Twin Trees » en passant par « The Guest of Honor » et les « Whisperers », sans oublier « The Charming Snake », « The Holy Howl » et le « Precious Guardian ». Car chacun d’entre eux, au-delà de leur étrangeté apparente, ont cette puissance des visions qui nous illuminent et cette évidence des esprits qui s’invitent dans notre monde comme des êtres bienfaisants et magiques et hypnotiques.
Nous avons perdu contact avec l’esprit des bois sacrés et leurs intenses significations. Nous avons oublié nos racines avec notre terre-mère et ses profondeurs. Nous avons rompu nos liens avec les temps passés de nos ancêtres. Nous n’apprenons plus rien des nuits et des rêves. Notre quête n’a plus ni sujet ni objet. Dans la langue espagnole, « attendre » se dit « esperar » ; autrement dit « espérer ». N’attendons plus d’attendre ou d’espérer ce que nous voulons être ou devenir. Prenons-nous en main et en gant, et suivons à la lettre et à la ligne ce que les oeuvres d’Estevenin nous proposent et presque nous imposent : des matinaux intenses et fulgurants, et surtout plus vivants et plus vibrants que la vie elle-même. À les/nous regarder, ils s’habitueront…